E. R. Wolfson: Heidegger and Kabbalah

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Titel
Heidegger and Kabbalah. Hidden Gnosis and the Path of Poiesis


Autor(en)
Wolfson, Elliot R
Erschienen
Bloomington 2019: Indiana University Press
Anzahl Seiten
468 S.
von
Philipp Valentini

Elliot Wolfson a depuis longue date tracé le sillon d’une véritable œuvre philosophie. Encore peu connu en Europe si ce n’est dans le cadre restreint des études juives, son œuvre trouve dans ce livre qui compare la pensée de Heidegger à celle de la Kabbalah, un aboutissement de ses travaux antérieurs. La thèse principale – qui reste d’ailleurs la ritournelle de Wolfson le long toute son œuvre – défendue par cet ouvrage est la suivante: le paradoxe ultime de toute pensée sur l’Etre est que le voilement de l’Etre est identique au dévoilement de l’Etre même.
La méthode que Wolfson utilise alors pour penser dans l’isthme entre Heidegger et les penseurs qui animent la pensée métaphysique au sein de la tradition de la Kabbalah est foncièrement phénoménologique. C’est-à-dire qu’elle se pose comme but celui de comprendre comme l’Etre advient à la pensée de l’Etre. Quels sont les mouvements de la pensée qui appréhendent l’Etre? Néanmoins, la pratique de la phénoménologie par Wolf¬son inclut l’interrogation héritée des lectures américaines de Derrida: c’est-à-dire au sein de mon appréhension de l’Etre, quelle est la figure de l’autre qui déroute et hante le monologue de ma pensée? Enfin, Wolfson porte souvent aussi une attention particulière aux contextes historiques dans lesquelles les pensées qu’il scrute de près ont été émises.
Le parcours que Wolfson demande donc à son lecteur d’effectuer est le suivant. C’est d’abord celui de se laisser transformer par la pensée de Heidegger qui en défondant ce que nous prenions jusque là comme fondement nous expose à l’Etre (Seyn) qui déploie une demeure où être-là (Dasein) en un lieu et temps circonscrit, c’est-à-dire en un lieu où une signification de l’Etre (Sein) assure pendant une époque donné la stabilité des étants (c’est-à-dire leurs significations particulières) qui habitent cette même époque. C’est cette transformation préalable de nos références de pensées qui nous permet ensuite d’entrer dans les méditations de la Kabbalah sur l’Etre et son voilement, le rapport entre l’Infini et le langage, le rapport entre l’Infini, le temps et l’espace. Wolfson conclu son livre avec une discussion des présupposés politiques de Heidegger et de la tradition kabbalistique sur l’excellence de l’Allemand ou l’Hébreux dans l’appréhension de l’Etre. N’étant ni animé par la tradition juive ni me situant académiquement dans les Jewish Studies je me permets de renvoyer ici à la présentation et discussion de ce chapitre par Eliod Lapidot, Ethnocentrism in Esoteric Circles: On Political Gnoseology, publié dans Continental Philosophy, le 18 Avril 2021.
L’apport que le livre de Wolfson apporte à ceux qui entreprennent de comprendre la pensée de l’Etre (Wujud) par le soufisme est le suivant. Premièrement, les considérations de Heidegger qui distinguent l’Etre (Seyn) de l’Etre (Sein) sont appropriés pour mieux saisir la différence entre la pensée du soufisme qui considère l’unicité divine dans son infinité et l’unicité divine en tant que projection de l’humain sur l’Etre qui régente l’ordre des choses qui constitue son monde. Dans les deux cas, la différence au sein de l’identité entre Seyn et Sein ou entre l’ipséité divine (le Soi, Ar. Huwa) et le nom de Dieu Allah est une pensée qui ne se laisse comprendre et traduire à autrui que si l’on tient à l’esprit qu’il s’agit d’une herméneutique qui met en mouvement à la fois les perceptions de l’Etre que la pensée de l’Etre. Il s’agit donc pour le lecteur qui entre dans le texte de ces auteurs de comprendre le contexte culturel et historique de ces pensées à la lumière du jeu herméneutique entre perceptions et pensées. En ce sens, l’usage que fait Wolfson de Heidegger peut entrer en résonance avec celui que Anthony Shaker accomplit dans son ouvrage phare Thinking in the Language of Reality (2012) où le rapport entre Etre et Langage chez Heidegger est rapproché de celui que fait Sadr Din Qunawi (1209–1274), l’héritier direct de celui qui mis en mouvement la pensée de l’Etre dans le soufisme, Ibn ‘Arabi (1165–1240). Si Wolfson se concentre plus sur la présence de l’Etre qui est à la fois son absence et sa présence à soi; Shaker, lui, montre comment le langage coranique tel qu’il est vécu par l’école d’Ibn ‘Arabi déploie les significations de l’Etre à travers la triade: L’indiqué (l’Etre dans son absoluité) – indication (la parole coranique) – ce qui indique (celui qui ré¬cite le Coran tout en déroulant ses sens cachés). Ainsi l’école d’Ibn ‘Arabi, surtout dans sa déclinaison contemporaine en Afrique de l’Ouest, ajoute aux termes Soi et Allah, un troisième terme à l’Etre, celui de Samad (plénitude). Le Soi désigne le mouvement qui à la fois déploie et ramène à soi la manifestation des étants en un lieu et temps circonscrit à son foyer. Ces étants indiquent le Soi. Le nom Allah est ce qui régente et stabilise l’ordre des étants dans ce lieu et temps circonscrits. Par ailleurs, le nom Allah permet à chaque étant d’avoir sa fonction grammaticale précise dans la signification qui signifie un monde. Enfin le nom Samad est ce qui constitue le sens accompli de ce monde constitué par l’imaginaire du soufi.
Enfin, qu’il me soit permis d’émettre une légère critique à cet ouvrage de Wolfson. L’éclectisme philosophique de Wolfson qui intègre dans sa réflexion des auteurs aussi divers que Badiou, Schelling, le bouddhisme Yogacara (et d’autres…) assombrit la précision de son propos à plusieurs reprises. Cela conduit parfois l’ouvrage à ressembler plus à un livre du champ de l’ésotérisme occidental (dont le but est d’exposer un savoir total sur la totalité de l’Etre) que celui de la world philosophy ou intercultural philosophy (dont le but est de comprendre comment dans des contextes culturels différents et circonscrits, la pensée appréhende son propre fondement). L’exemple le plus patent est celui de la page 255: «Adopting the mathematical lexicon of Badiou, we could describe Ein Sof as the void that is the ‹subtractive suture to being›.» Le problème d’une telle assertion, c’est qu’elle rapproche deux pensées fondamentalement distinctes. Lors d’un séminaire à Bern, j’ai posé la question à Badiou de savoir si les idées de Zimzum et elle de Ein Sof pouvaient être rapprochées de sa conception du vide. Je n’ai reçu de sa part qu’un regard ahuri suivi d’une explication dans laquelle il insistait sur le fait que sa pensée se démarque considérablement de celui du groupe de la Gauche Prolétarienne de ‘68 (Benny Levy, Guy Lardreau et Christian Jambet) qui après la déception de la révolution, s’est converti à un platonisme radical retrouvé dans les traditions des trois mono-théismes. Le refus du religieux (c’est-à-ce qui appelle l’humain à chercher à établir une pluralité de rapports avec ce qui fonde son être-là selon la phrase de Heidegger: «Der Ruf kommt aus mir und doch über mich») par Badiou doit être pris en compte lorsque l’on aborde de manière respectueuse la pensée de ce dernier. Des rapprochements hâtifs ne profitent ni à l’étude des mystiques spéculatives des traditions monothéistes ni à l’étude de Heidegger.

Zitierweise:
Valentini, Philipp: Rezension zu: Wolfson, Elliot R.: Heidegger and Kabbalah, Hidden Gnosis and the Path of Poiesis, Bloomington/Indiana 2019. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Religions- und Kulturgeschichte, Vol. 116, 2022, S. 491-492. Online: https://doi.org/10.24894/2673-3641.00127.